L’Être en Perpétuel Devenir, Partie 4 : Notre Masque, Notre Côté Obscur et Notre Humanité Partagée

« Je suis humain. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Terrence

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Chacun de nous porte un profond désir d’accéder à l’accomplissement d’un plaisir authentique: la rencontre de nos ressources vitales et créatrices : notre amour, notre créativité et notre puissance intérieure. Pourtant, à des degrés différents, nous trouvons tous le moyen de nous en défendre.

Quelque chose en nous semble empêcher ces ressources de circuler librement. Des barrières que nous avons construites face à la peur, à la douleur et à d’autres ressentis insupportables, souvent dès l’enfance (voir : L’Être en perpétuel devenir, Parie 2: l’Amour, la Perte et l’Anatomie du Trauma). Ces défenses se transforment progressivement en un Moi idéal: notre Masque. Cet article explore comment dépasser ces obstacles pour rencontrer notre inspiration et notre force intérieure. Un chemin qui exige une exploration honnête, à la fois, des aspects positifs (notre Moi Supérieur) et des aspects négatifs (notre Moi Inférieur) de notre personnalité.

L’autre jour, je suis allée dans l’un de mes restaurants préférés, dans le Vieux-Nice, avec ma famille. En partant, je suis tombée sur l’un des propriétaires, un grand homme, au sourire charmant, qui nous a toujours accueillis chaleureusement. J’étais curieuse de l’histoire du restaurant. Il m’a expliqué qu’il avait été fondé par sa grand-mère en 1927, que c’est resté une entreprise familiale depuis, et que lui, sa sœur et son frère le géraient, maintenant, ensemble.

Je l’ai félicité. J’appréciais déjà beaucoup leur cuisine et leur service, et encore plus maintenant que j’ai appris que le restaurant était géré par une fratrie. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux ne pas mêler famille ou amitié et affaires ; j’ai vu trop de liens se briser sous une telle pression. Nos schémas inconscients opèrent sous la surface, et émergent quotidiennement dans nos interactions, d’autant plus lorsque nous sommes entourés de ceux qui étaient présents au moment où ces schémas se sont formés, à savoir notre petite famille.

« Tant que vous n’aurez pas rendu l’inconscient conscient, il dirigera votre vie et vous appellerez cela le destin. »

Carl Gustav Jung

Le propriétaire a ajouté que ce n’était pas facile tous les jours (j’en suis certaine !) et qu’il y avait eu «pas mal de couacs ». Puis il a précisé : « Certains de ces couacs font remonter nos côtés les plus sombres. Et quand cela arrive, c’est effrayant. » (Je ne pouvais pas dire mieux) « Mais ça va, on arrive à dépasser ». Voici ce que j’appelle des relations solides.

Nous gaspillons une grande partie de notre énergie à tenter de tenir à distance ce qui nous effraie le plus : nos propres « démons », ce que Carl Jung appelait l’Ombre psychique et ce que John Pierrakos nommait le Moi Inférieur. Très tôt, nous développons des mécanismes de survie pour nous protéger de la submersion émotionnelle et de ce que nous percevons comme notre obscurité, donnant naissance à ce qu’en thérapie Core Energetics on appelle le « Masque » ; une armure conçue à l’origine pour nous protéger, mais qui continue à diriger nos vies bien après la disparition de la menace initiale. Il devient la manière dont nous affirmons notre valeur, dont nous nous présentons au monde. Avec le temps, une structure de caractère se construit autour de ce masque. Il existe trois Masques principaux : l’ Amour, la Sérénité et le Pouvoir . Ils peuvent se manifester de multiples façons et présentent généralement une version déformée de nos dons, de nos talents.

Sous le Masque, le Moi Inférieur agit principalement à travers trois aspects : l’orgueil, la peur et la volonté narcissique. L’Orgueil affirme « je suis au-dessus des autres », une sorte de fierté malsaine revendiquant une forme de supériorité et un droit à être au-dessus des autres. La Peur insiste sur la nécessité de se protéger à tout prix, justifiant tout comportement au nom du droit à la défense. La Volonté narcissique exige d’obtenir ce que nous voulons, quand nous le voulons (ici et maintenant), excusant ainsi tout élan égocentré. Ces mouvements façonnent les schémas émotionnels et comportementaux que nous reproduisons tant que nous n’en avons pas conscience.

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John Pierrakos écrivait : « Lorsque nous devenons conscients du Moi Inférieur […] lorsque nous trouvons le courage de dire “je suis cruel, je veux te faire mal, je veux te punir”, une grande partie du processus de transformation a commencé. » Comme dans La Belle et la Bête, nous ne pouvons transformer la bête qui est en nous qu’à travers l’amour et l’acceptation. Tout ce qui, dans la psyché humaine, est reconnu et mis en conscience peut se transformer. Lorsqu’il est clairement reconnu et accueilli, le Moi Inférieur cesse de s’exprimer de manière déformée. Je pourrais écrire des pages entières sur les distorsions, tant ces thèmes m’intéressent. Je me contenterai ici d’en citer quelques-unes.

La négativité rencontrée en soi peut être accueillie, pardonnée, perdre ainsi de sa charge et, progressivement, relâchée, dans le corps comme sur le plan émotionnel.

Accueillir et relâcher ma propre colère réprimée a été, et demeure encore, un processus. Une grande partie de cette colère s’est logée dans mes mollets “rigides”, ma mâchoire crispée et un bassin antéversé. Par moments, cela a faussé mes relations de manière subtile, à travers une combinaison de mes deux masques : celui de l’amour et celui de la sérénité.

La colère cache souvent une blessure ou des limites qui n’ont pas été respectées. Dans mon processus thérapeutique, et grâce à un soutien pour lequel je serai toujours profondément reconnaissante, j’ai pu faire face à cette énergie en moi, la mettre en mouvement, accéder à ce qui la sous-tendait, et peu à peu accepter ce qui se passait en moi. Cela m’a permis de développer une conscience plus fine de mes états émotionnels et de mes limites.

Plus j’allais en profondeur dans ce processus, moins j’utilisais la sérénité et l’amour au service de mon insécurité intérieure. J’ai pris conscience de mon oscillation entre l’isolement et le fait de me perdre dans l’autre (le masque de l’amour), ainsi que de ma tendance à l’hyper-analyse intellectuelle (le masque de la sérénité). J’ai réalisé qu’une partie de moi cherchait la validation et la confirmation de ma valeur, elle cherchait à confirmer que je mérite d’être aimée, tandis qu’une autre cherchait à ne pas avoir mal en se déconnectant du corps et en se réfugiant dans la pensée.

Cette prise de conscience m’a également permis de voir comment mes masques laissaient peu de place à un amour authentique, réellement nourrissant, et comment je mettais en difficulté ce à quoi j’aspirais le plus : mon autonomie et mon leadership. Cela a amorcé un changement. Je m’identifie de moins en moins à mes mécanismes de défense, ce qui a ouvert la voie à une manière d’être plus ancrée, et plus apaisée.

Travailler avec son Moi Inférieur nous libère de son emprise ; cela nous permet de retrouver et de rediriger l’immense énergie qu’il contient vers notre force créative, notre « Core ». Cette transformation est très bien illustrée par Sir Anthony Hopkins lorsqu’il explique, dans une interview, comment il a utilisé sa propre obscurité pour incarner l’une des figures les plus troublantes du cinéma : Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux:

« Il s’agit de savoir ce qui effraie les gens. Qu’est-ce qui nous fait peur à tous ? Nous portons tant de choses en nous, des démons dont nous n’avons même pas conscience, et quelque chose peut les déclencher […] Je pense que, depuis mon enfance, il y avait cette part fermée [qui disait] : “Tu ne m’auras jamais.” Elle est restée avec moi toute ma vie. En ne réagissant pas, on détient un certain pouvoir […]. Aujourd’hui, je ne joue plus à ces jeux-là. Mais j’ai compris. C’est ainsi que je comprends Lecter : “Je ne céderai pas d’un pouce. [Je ne me laisserai pas atteindre.]”Vous êtes en présence d’une mécanique cauchemardesque. »

Sir Anthony Hopkins offre ici une illustration saisissante du Moi Inférieur, cette part de nous qui se ferme dans l’enfance ou lors d’expériences de submersion émotionnelle, afin de nous aider à traverser des situations dans lesquelles nous nous sommes sentis impuissants. Avec le temps, cependant, nous finissons par intérioriser son intention négative, cette position défensive, qui se rejoue pendant des années, à notre propre détriment. Elle dit : « Je ne sentirai pas », « Je ne montrerai pas tout de moi », « Je ne m’exprimerai pas », « Je ne jouirai pas, je ne me laisserai pas traverser par la joie », « Je ne ferai pas confiance », « Je ne lâcherai pas prise ». Dans le cas de Hopkins : « Je ne me laisserai pas atteindre ». Et au bout du compte, la personne que nous punissons, que nous sacrifions, celle que nous trahissons, c’est nous-mêmes. Réaliser cela est profondément triste.

Dans un environnement sécurisant, lorsque nous pouvons nous approcher consciemment de cette part de nous-mêmes et nous mettre en mouvement avec elle, ce qui émerge est le ressenti sous-jacent, celui dont nous avons cherché à nous protéger : la tristesse, la douleur profonde, la blessure liée à la trahison, au rejet et à la perte ; le vide intérieur, l’impuissance, le désespoir, la peur, la terreur, et bien plus encore. C’est cette part de nous que nous avons tenté de fuir, que nous avons maintenue réprimée pendant si longtemps. Avec le soutien nécessaire, du temps et de la patience, notre système nerveux apprend peu à peu à rester avec ces émotions difficiles. Nous découvrons alors qu’en tant qu’adultes, nos corps peuvent contenir ce que celui de l’enfant ne le pouvait pas. L’armure n’est plus indispensable. La vie peut à nouveau circuler en nous, et notre expérience s’élargit, laissant de la place non seulement aux émotions difficiles, mais aussi à la joie, au plaisir et à l’accomplissement. Et bien que le Masque ne disparaisse jamais complètement, puisqu’il fait partie de nous, nous cessons de nous y identifier, de nous confondre avec lui. Ainsi, une nouvelle possibilité s’offre à nous. Désormais, nous avons le choix

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« Ce n’est pas le critique qui compte […] Le mérite revient à celui qui est réellement dans l’arène, dont le visage est couvert de poussière, de sueur et de sang […] qui connaît, au mieux, le triomphe d’une grande réussite, et qui, au pire, s’il échoue, échoue au moins en osant grandement. »

Theodore Roosevelt

Explorer notre vérité implique aussi de nous mettre au contact de nos désirs profonds, souvent inassouvis, et des élans qui nous mettent en mouvement vers notre Moi Supérieur. Ce mouvement est toutefois souvent entravé par notre Masque. En cherchant à atténuer la douleur de l’enfant, celui-ci nous maintient dans une forme d’immobilité, de procrastination, nous empêchant d’aller de l’avant et de nous diriger vers la vie que nous souhaitons construire, pour nous-mêmes comme pour ceux qui nous entourent.

Ici, la peur de l’échec prend le dessus, avec tout ce qu’elle implique : la honte, la peur du jugement et la peur de perdre notre rêve. Tant qu’il reste de l’ordre du fantasme, il entretient l’illusion. Notre peur nous dit que si nous révélons nos qualités et notre amour, nous décevrons, nous échouerons ou, pire encore, nous serons rejetés, nous serons abandonnés. Et ainsi, nous nous abandonnons nous-mêmes, renonçant à la possibilité d’accéder au plaisir authentique. Oser, alors, consiste à rester fidèles à nos valeurs, à qui nous sommes, et à faire confiance au fait que, si nous échouons, nous pourrons nous relever.

Lorsque nous laissons ce qui est vivant en nous s’exprimer au-delà de notre armure, de notre masque, quelque chose de très beau se produit: notre désir, notre créativité et notre force vitale se rencontrent. De là, notre puissance intérieure s’étend, une capacité d’agir qui nous permet de façonner la vie que nous souhaitons, que ce soit à travers l’art, l’innovation, un travail porteur de sens, des actes de service, l’engagement, ou simplement en offrant notre présence et notre histoire.

Le Moi Supérieur est aussi réel que le Masque et le Moi Inférieur ; il serait la dimension la plus solide des trois. Lorsque nous lui prêtons attention et suivons son appel, il nous guide vers ce qui nous anime profondément. L’intégration de ces trois dimensions mène à une manière de vivre plus authentique, moins gouvernée par la peur, le ressentiment ou l’immaturité.

En nous explorant avec autant de curiosité et de compassion que possible, nous accédons à une connaissance de soi plus profonde. Nous apprenons à reconnaître nos valeurs fondamentales. Nous identifions nos limites : là où nous nous terminons et où l’autre commence, la juste distance. Nous cultivons le respect de nous-mêmes : nous cessons de nous brader, apprenons à nous valoriser, à nous positionner, à nous soutenir intérieurement. Nous identifions nos besoins et commençons à en prendre la responsabilité. Nous renforçons notre puissance intérieure, une force d’une nature très différente du pouvoir exercé sur les autres ou du sentiment d’être « supérieur ». C’est ainsi que nous vivons l’expérience d’une réelle libération, de la vraie liberté.

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S’engager dans ce travail, demande du temps et de la patience. Plus nous apprenons à nous connaître dans toutes nos dimensions, plus la confiance en soi s’installe. Cela nous aide à relâcher la culpabilité toxique et l’auto-jugement. Peu à peu, nous construisons un socle plus solide à partir duquel avancer vers ce que désire notre cœur, réussir ou échouer, et, lorsque nous échouons, assumer, corriger, ajuster et nous relever. Cela ne signifie pas pour autant que nous soyons à l’abri du mouvement naturel qu’est la contraction.

« Mortalité tourmentée
Toujours présente
Bouillonnante
Étouffante
Brûle la poitrine
Les toxines apaisantes anesthésient la douleur
Encore quelques instants de plaisir feint
Accélèrent l’inévitable
S’enfoncer plus profondément dans l’obscurité
Toujours plus loin du sens
Toujours plus loin du remède
L’ironie de la conscience »

Leo Alexander

Le Moi Inférieur, cette part qui veut dire NON à la vie, nos distorsions nées d’une tentative de nous protéger de tourments intérieurs, et nos Masques coexistent avec notre Moi Supérieur, avec notre amour et notre créativité. Nous pouvons rêver d’une vie sans contradictions : manger sainement, être disciplinés et authentiques, rester présents avec l’inconfort, contenir l’exaltation, vivre selon nos valeurs, agir justement envers les autres… une vie vécue dans la sagesse. Mais ce serait refuser notre humanité, la poésie qui nous habite, notre grain de folie, tout ce qui nous rend magnifiquement complexes.

« La perfection est superficielle, irréelle et fatalement inintéressante. »

Anne Lamott

La sagesse et la poésie coexistent en nous. La contraction et l’expansion coexistent en nous, tout comme le bien et le mal coexistent dans la vie. C’est là le paradoxe : refuser certaines parts de nous-mêmes ne fait que les voir s’exprimer de manière rigide ou excessive, nous éloignant encore davantage de la sagesse et nous faisant sombrer plus profondément dans l’obscurité.

“Ces deux langages peuvent être juxtaposés ou mêlés, ils peuvent être séparés, opposés, et à ces deux langages correspondent deux états. L’état premier qu’on peut appeler prosaïque (la sagesse), l’état où nous nous efforçons de percevoir, de raisonner, et qui est l’état qui couvre une grande partie de notre vie quotidienne. Le second état, que l’on peut justement appeler “état second”, l’état poétique.”

Edgar Morin

Plus nous enveloppons de chaleur ce qui est difficile, ce que nous voudrions repousser, plus nous apprenons à aimer nos imperfections. Plus elles s’adoucissent, et plus leur transformation devient durable. Par moments, cela prend des formes très concrètes : m’enrouler dans une couverture douce, m’immerger dans un bain, ou demander à un(e) ami(e) d’être là pour moi, le temps de me remettre de ces contractions. Apporter patience, tendresse et réflexion à ce processus, plutôt que chercher à forcer le changement ou s’inscrire dans une logique d’« amélioration de soi » implacable, et nous autoriser à nous dire « c’est là où j’en suis, et je fais de mon mieux », crée un mouvement organique vers l’expansion qui suit.

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Seuls l’amour véritable et un sens profond nous nourrissent et nous donnent l’énergie nécessaire pour aller plus loin, attirés par ce qui est porteur de vie plutôt que poussés par ce que nous rejetons. Lorsque nos schémas se répètent, et que nous les observons avec conscience, ils approfondissent peu à peu notre connaissance de nous-mêmes : l’expérience est la mère de la sagesse. C’est ainsi que nous avançons, pas à pas, vers l’accomplissement de soi.

Le chemin n’existe qu’à mesure que nous l’empruntons. Et nous n’avons pas à l’emprunter seuls.

Apprendre à se connaître est une exploration perpétuelle. Le travail intérieur en est une part importante, mais pour accéder à certaines dimensions de nous-mêmes nous avons besoin de l’ “autre”. Rencontrer quelqu’un, c’est entrer en contact avec son expérience subjective du monde, une réalité différente de la nôtre. Cette rencontre peut révéler des parts de nous-mêmes que nous ne soupçonnions même pas. Anaïs Nin l’exprime ainsi: « Chaque ami représente un monde en nous, un monde qui ne pouvait naître avant son arrivée, et c’est seulement par cette rencontre que ce nouveau monde naît. » Avec le temps, les relations qui durent et qui comptent approfondissent ce processus. Le prochain article prolonge cette réflexion. À suivre.

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